L’histoire d’une femme véritable
Quelle personne merveilleuse que l’auteur de ce livre ! Sophie Reverdi a, toute jeune, juré de consacrer sa vie à lutter contre une maladie bien de notre temps : l’obésité. Mais sans douleur. Car elle, Sophie, toute jeune, enfant, adolescente, en a souffert plus que sa part. Car elle a maigri dans la douleur.
On peine à croire tout ce qui est dit ici, mais les détails sont précis, les gens sont nommés, les lieux reconnus, et des photos émouvantes viennent en appui au récit. Sophie Reverdi, plus que sa vie, nous narre son œuvre.
L’histoire commence comme souvent bien avant la naissance de la narratrice. C’est au centre obscur de l’Europe qu’une jeune femme, que la photo nous révèle merveilleusement belle, comme savent l’être les Roumaines, échappe de justesse aux nazis. C’est la mère de Sophie. Cette jeune fille très éduquée va tomber sans cesse de Charybde en Scylla, car il ne fait pas bon être en Bessarabie, c’est-à-dire en Moldavie, dans les années quarante, surtout si l’on est un peu Tsigane.
Sauvée de justesse de l’envoi en camp de concentration, emmenée en Occident par un premier mari, la jeune femme se retrouva finalement fort mal mariée en secondes noces à un tyran domestique, à qui elle donna une fille, sa seconde, Sophie.
Dire que la famille est malheureuse est loin en dessous de la réalité : Sophie le supporte mal et mange, mange, mange, jusqu’à devenir, dit-elle, monstrueuse.
Toute la première partie de ce récit concerne les mésaventures familiales, et nous plongeons en apnée dans le monde de cette Mitropa si complexe aux confins de la Roumanie menacée par l’Union soviétique. C’est tout un autre monde, souvent évoqué par Stefan Zweig, aux habitants talentueux et courageux, car dans toutes les bonnes familles on apprend la littérature, la musique et tant d’autres choses. Alors que leur monde s’écroule, ils parviennent in extremis à rejoindre l’Occident encore épargné, mais plus pour longtemps. Nous découvrons l’infinie débrouillardise de ces fugitifs sans cesse menacés.
Évidemment, pas question de revenir en Roumanie après 1945. Quelques années plus tard, le père juge le jeune Ceaucescu peu digne de confiance…
Sans insister, Sophie Reverdi évoque quelques belles personnes qui ont croisé le destin familial, formidable collection d’artistes, intellectuels, gens de toute sorte, tous sachant tout faire, et avec talent. Tout un monde perdu. Au génie européen s’ajoute le génie des désespérés.
Un jour, elle naît dans une famille qui se décompose déjà dramatiquement. Son enfance malheureuse, autour d’une mère atteinte de mélancolie profonde, la laisse sur le carreau. Elle devient le mouton noir de la famille, la seule qui ne sache rien faire, celle qui, de toute façon, est un zéro. Un zéro coupé, même, invente son père. Elle devient alors une handicapée : elle est obèse. Son enfance tourne en une vie de frustrations et de misère, jusqu’à ce qu’un séjour écourté dans un camp de vacances américain pour enfants suralimentés lui provoque une épiphanie salvatrice : elle sauvera les obèses de leur lourd destin. Ce sera le sien. Le zéro coupé a trouvé le but de sa vie et s’y consacrera sans jamais abandonner.
Elle maigrit. C’est sa première tâche. C’est terrible. La méthode est abominable, mais cela marche. Sophie rencontre des gens extraordinaires, encore, un tailleur pied-noir, un musicien de rock, un coach suédois ; elle passe son bac, apprend la gestion des établissements hospitaliers, s’épanouit et n’oublie jamais. De belles photos anciennes de sa famille, jusqu’à ses grands parents et de gens qui ont croisé sa vie, donnent un visage à ces silhouettes évoquées souvent trop succinctement. Mais le récit ne traîne pas, il est dense, varié, oblige parfois à y revenir, et l’auteur sait mener le suspens, ce qui, pour un livre de souvenirs, est exceptionnel.
Nous découvrons aussi, au passage, la mutation d’une adolescente certes jolie, mais difforme qui, au sortir de sa chrysalide, devient une jeune femme à la beauté rayonnante, puis maman.
On pourrait craindre que passer des tribulations d’une famille en détresse à la construction d’un centre de traitement de l’obésité serait l’occasion d’une baisse de la densité du récit. Il n’en est rien. Sophie – qui n’est pas encore Reverdi – sait compliquer son existence au-delà du pensable et c’est, on reconnaît là l’Europe centrale, en tout compliquant qu’elle saute tous les obstacles.
C’est en Tunisie que l’histoire se poursuit. Et de nouveau tourne le carousel de ministres, de médecins, de toute une société intelligente, d’un jeune homme qui saisit l’affaire de sa vie, et deviendra un précieux factotum.
Enfin l’institut ouvre dans un faubourg de Carthage… et, les premiers patients, immanquablement, deviennent des amis. Point de routine, pourtant, une méthode s’invente, et les gens maigrissent. Mais tout serait trop simple et la politique s’en mêle, tant et si bien que Sophie, devenue Reverdi, ouvre un centre à Paris, et tout recommence, avec de nouvelles têtes, un autre défilé de personnes bienveillantes (les autres ont dû passer à la moulinette temporelle, mais, c’est le miracle Reverdi, elles ne sont pas oubliées et réapparaissent un jour. L’amitié de Sophie est sans faille.
Le récit s’achèvera bien plus tard, dans une ribambelle de remerciements et d’éloges pour tout le monde car s’il est une autre chose merveilleuse dans cette Intuition du Zéro coupé, c’est que l’héroïne et narratrice ne s’attribue presque rien, sinon une opiniâtreté à toute épreuve. Tout est toujours présenté comme le résultat de l’aide qu’elle a reçu, du dévouement de ses amis, de l’intérêt que portent des personnalités à son projet, c’est presque comme si elle n’y était pour rien. C’est rare, c’est précieux. On se prend parfois à se dire qu’elle exagère, mais sa modestie est stupéfiante et surgit déjà « un homme merveilleux », une femme admirable » qui permet la réalisation d’un élément du projet.
Que dire d’autre enfin ? Le récit est tenu de bout en bout dans une langue d’une simplicité et d’une précision parfaites. Point de gras, si on peut dire, mais des rebondissements à chaque page. Se lit comme un polar, en somme.
Une annexe présente, de manière assez publicitaire, le programme « Smart and Light », c’est ainsi qu’elle l’a baptisé, en quelques pages. En parler n’est pas de mon ressort, mais vous pourrez consulter le site de Smart and Light ici : https://www.smartandlight.com
Sans doute le plus beau livre que j’aurai lu de cette année 2019. François MARTINI